Le "Pervers Narcissique" : Entre Concept Psychanalytique et Phénomène Sociétal
Le terme "pervers narcissique" jouit d'une popularité indéniable, notamment sur les réseaux sociaux et dans les discussions autour de mouvements comme #MeToo de la quatrième vague féministe.
Pourtant, derrière cette appellation devenue presque familière se cachent des réalités complexes, tant sur le plan clinique que théorique.
Cet essai vise à éclairer pourquoi ce concept n'est pas un diagnostic psychiatrique officiel, comment il se situe par rapport aux structures freudiennes classiques, et enfin, pourquoi il rencontre un tel écho dans notre société contemporaine.
1. Un Concept Descriptif, Pas un Diagnostic Clinique
Il est crucial de le souligner d'emblée : la "perversion narcissique" n'est pas une catégorie diagnostique reconnue par les classifications psychiatriques internationales, telles que le DSM-5 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) ou la CIM-11 (Classification internationale des maladies). On n'y trouvera pas d'entrée pour le "pervers narcissique" comme on en trouve pour le "trouble de la personnalité narcissique" ou le "trouble de la personnalité antisociale".
Le concept de "perversion narcissique" a été principalement développé et popularisé en France par le psychanalyste Paul-Claude Racamier dans les années 1980. Il l'a utilisé pour décrire une organisation spécifique de la personnalité caractérisée par un besoin de valorisation de soi aux dépens d'autrui, une manipulation mentale, une séduction trompeuse et une tendance à "faire le fou" chez l'autre pour se protéger de ses propres angoisses. Il s'agit donc d'une élaboration théorique issue de la pratique psychanalytique, précieuse pour penser certaines dynamiques relationnelles toxiques, mais qui ne constitue pas une entité nosographique formelle. Sa "rareté" diagnostique est donc une conséquence directe de son absence des manuels; ce n'est pas un diagnostique.
2. Une Articulation Délicate avec l'Axe Freudien
La théorie freudienne classique distingue trois grandes structures psychiques : la névrose, la psychose et la perversion.
La névrose se caractérise par le refoulement des désirs en conflit.
La psychose est marquée par une perte du contact avec la réalité et un investissement libidinal massivement retourné sur le Moi (narcissisme).
La perversion implique un sujet qui maintient généralement une bonne appréhension de la réalité, qui reconnaît la loi mais qui la transgresse activement pour en tirer jouissance.
À première vue, associer étroitement la perversion (qui suppose une relation objectale spécifique, même si elle est instrumentalisée) et un narcissisme qui, dans ses formes extrêmes, tend au repli psychotique (retrait des investissements objectaux) peut sembler contradictoire. Comment un individu peut-il être à la fois massivement investi en lui-même au point de frôler la psychose, et activement engagé dans une manipulation perverse de l'autre ?
On peut comprendre cet axe comme si les névroses évoluaient soit vers la déconnexion du réel, soit vers la transgression de la loi :
⬅️ psychose narcissisme névrose paranoïaque pervers ➡️
Avec la névrose au centre comme premier refoulement, peur du ça, on peut voir la névrose évoluer vers la déconnexion du réel, comme un rêve, en psychose, et à mi-chemin, la narcissique dont l'image de son moi est déformé. Inversement, quand la névrose évolue vers la transgression de la loi, à mi-chemin on peut retrouver le paranoïaque qui, tel un policier qui apprend à penser comme un criminel, entretient un rapport tendu avec la transgression de la loi.
Ce n'est pas que c'est impossible qu'une personne ait deux névroses distinctes, mais que quand on parle de trouble de la personnalité, on parle de l'évolution globale de la personnalité, soit vers la psychose, soit vers la perversion, et c'est là que le concept de perversion-narcissique semble incohérente avec la théorie freudienne; ainsi, non seulement le diagnostique n'existe pas mais même en terme freudien c'est une position qui perd de son sens quand on analyse la juxtaposition des deux termes en apparence contradictoire.
Toutefois, pour faire preuve de générosité interprétative, la conceptualisation de Racamier offre une autre perspective. Pour lui, la "perversion narcissique" n'est pas une simple addition de traits, mais une organisation défensive. Les manœuvres perverses (manipulation, disqualification de l'autre) visent précisément à protéger un noyau narcissique extrêmement fragile et à lutter contre des angoisses de fragmentation, voire des angoisses psychotiques. L'autre est utilisé comme un "ustensile" pour valoriser le Moi du pervers narcissique et y déposer ses propres aspects négatifs. Ainsi, la perversion serait au service du narcissisme, une manière de maintenir une cohésion interne précaire en externalisant le conflit et en contrôlant l'environnement. L'articulation est donc fonctionnelle : les mécanismes pervers servent de rempart contre l'effondrement narcissique ou psychotique.
3. Les Raisons d'un Succès Populaire Médiatique
Si le "pervers narcissique" n'est pas un diagnostic officiel et que son articulation théorique est douteuse, pourquoi un tel engouement populaire ? Plusieurs facteurs peuvent l'expliquer :
Un pouvoir descriptif évocateur : Le terme, bien que non clinique, met des mots sur des expériences de souffrance relationnelle réelles et souvent indicibles. Il offre une grille de lecture pour des comportements manipulateurs, dévalorisants et destructeurs psychologiquement, que beaucoup de personnes (majoritairement des femmes) rapportent avoir subis.
Validation et déculpabilisation : Identifier un agresseur présumé comme "pervers narcissique" peut permettre à la victime de se déculpabiliser, de comprendre qu'elle n'est pas "folle" mais qu'elle a été l'objet d'une entreprise de déstabilisation. Cela peut être une étape importante dans la reconstruction.
Simplicité et diffusion : Dans un monde où l'information circule vite, un concept percutant, même s'il simplifie la réalité, est plus facilement relayé qu'une analyse clinique nuancée. Les réseaux sociaux favorisent cette diffusion rapide.
Résonance avec les luttes féministes : Les mouvements comme #MeToo, la quatrième vague féministe, ont mis en lumière les violences basées sur le genre et les abus de pouvoir, notamment au sein des relations intimes ou professionnelles. Les traits attribués au "pervers narcissique" (sentiment de supériorité, manque d'empathie, exploitation, contrôle) coïncident souvent avec les descriptions des auteurs de ces violences. Le concept devient alors un outil pour nommer et dénoncer ces dynamiques de pouvoir abusives.
Cependant, cette popularisation n'est pas sans risques. Elle peut mener à des "diagnostics sauvages" abusifs, à une pathologisation excessive des conflits relationnels, et à une simplification réductrice de la complexité humaine. De plus, elle peut occulter d'autres formes de troubles de la personnalité ou de dynamiques abusives qui ne rentrent pas exactement dans ce cadre.
Conclusion
Le "pervers narcissique" est un concept psychanalytique utile pour penser certaines interactions destructrices, mais il ne saurait remplacer un diagnostic psychiatrique rigoureux. Son articulation avec l'axe freudien est moins une opposition qu'une dynamique complexe où des défenses perverses sont mobilisées pour protéger un narcissisme menacé. Sa popularité actuelle, si elle témoigne d'un besoin de nommer et de comprendre des violences insidieuses, particulièrement dans le contexte des rapports de genre, appelle aussi à la prudence pour éviter les généralisations sexistes abusives et les simplifications excessives. Il reste un outil pour penser, mais pas une étiquette définitive à apposer.
Bibliographie indicative :
Racamier, Paul-Claude. (1992). Le Génie des origines. Psychanalyse et psychoses. Payot. (Ouvrage où il développe le concept de perversion narcissique, après des articles antérieurs).
Freud, Sigmund. (1914). Pour introduire le narcissisme. (Texte fondateur sur le narcissisme).
Freud, Sigmund. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle. (Pour les premières conceptualisations sur la perversion).
Freud, Sigmund. (1923). Trois essais sur la théorie sexuelle. (Pour le concept de psychonévrose narcissique illustrant l'axe avec cet exemple comme étant entre la psychose et la névrose; maintenant connu sous le terme de trouble de la personnalité limite).
Kernberg, Otto F. (1975). Borderline Conditions and Pathological Narcissism. Rowman & Littlefield Publishers. (Pour une autre perspective sur le narcissisme pathologique et ses liens avec l'agressivité et les traits antisociaux, notamment le "narcissisme malin").
American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-5). American Psychiatric Publishing. (Pour comprendre ce qui constitue un diagnostic psychiatrique officiel et les critères des troubles de la personnalité narcissique et antisociale).
Hirigoyen, Marie-France. (1998). Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien. Syros. (Ouvrage qui a largement contribué à populariser la notion de "perversion narcissique" auprès du grand public en France, en se focalisant sur les dynamiques de harcèlement).
Eiguer, Alberto. (2008). Le Pervers narcissique et son complice. Dunod. (Analyse la dynamique relationnelle impliquant un "pervers narcissique" et la personne qui y est prise).
Cette bibliographie offre des points d'entrée tant sur les concepts fondateurs que sur leurs développements et leur vulgarisation.