Pour percer le mystère du phénomène humain, deux disciplines majeures du XXe siècle, que tout semble opposer, ont entrepris des voyages radicalement différents. L'une, l'anthropologie, a scruté l'infinie variété des cultures à travers le monde. L'autre, la psychanalyse, a plongé dans les profondeurs de l'inconscient de l'individu. Pourtant, en arrivant à destination, toutes deux ont découvert la même carte du territoire humain, organisée autour d'une unique et puissante dualité : la tension entre notre nature brute et notre construction sociale. Elles ont simplement lu cette carte en sens inverse.
Le chemin de l'anthropologie : du collectif à l'individu
Le voyage de l'anthropologie est un voyage de l'extérieur vers l'intérieur. En comparant les sociétés, leurs rituels, leurs mythes et leurs structures familiales, l'anthropologue est confronté à une question inévitable : qu'est-ce qui explique ces différences et ces ressemblances ? Qu'est-ce qui, dans le comportement humain, est universel et qu'est-ce qui est local ?
Cette interrogation a forcé la discipline à formuler sa grande dualité : l'inné contre l'acquis. L'inné représente le substrat biologique, notre héritage d'hominidé, les schémas comportementaux qui pourraient être inscrits dans nos gènes. L'acquis, quant à lui, est le fruit de la culture : le langage, les normes, les valeurs, tout ce que l'on apprend et intègre au contact de son groupe. En partant de l'observation de millions d'humains, l'anthropologie a donc conclu que pour comprendre un seul d'entre eux, il fallait d'abord démêler la part de nature de la part de culture.
Le chemin de la psychanalyse : de l'individu à la civilisation
Le voyage de la psychanalyse est inverse : il part de l'intérieur pour expliquer l'extérieur. Assis face à son patient, Sigmund Freud n'a pas observé des peuples lointains, mais les conflits intimes d'une seule âme. Dans le huis clos de son cabinet, il a entendu la lutte acharnée qui se joue en chacun de nous.
Il a identifié deux forces antagonistes : d'un côté, une énergie pulsionnelle, archaïque et amorale, qu'il a nommée le « Ça ». C'est le réceptacle de nos désirs bruts, l'écho de notre nature animale. De l'autre, une instance morale, un gendarme intérieur forgé par l'éducation et les interdits parentaux et sociaux : le « Surmoi ». En partant du divan, Freud a découvert que le drame de l'individu — le conflit entre le Ça et le Surmoi — était en réalité le drame de la civilisation tout entière. L'acquis (le Surmoi) venait dompter et refouler l'inné (le Ça) pour rendre la vie en société possible.
Le point de convergence : une grille de lecture pour l'âme humaine
Les deux disciplines aboutissent donc à la même conclusion : l'être humain est un être de tension, tiraillé entre ses pulsions naturelles et les exigences de la culture. Mais cette convergence ne s'arrête pas là. Cette dualité offre une clé pour comprendre deux grandes structures de la personnalité, deux manières fondamentales d'habiter le monde :
Le conflit avec le réel (La Psychose) : Lorsque le conflit se joue principalement sur le pôle de l'inné, la personne risque une rupture avec la réalité partagée. Dominée par la logique interne de son « Ça », elle n'intègre plus les règles du monde extérieur. Sa réalité devient la seule qui vaille. C'est le chemin de la psychose.
Le conflit avec la loi (La Perversion) : Lorsque le conflit se cristallise autour d'une rébellion contre l'acquis, la personne ne nie pas la réalité, mais elle défie activement ses règles. Connaissant parfaitement les interdits du « Surmoi », elle trouve sa jouissance dans leur transgression. C'est la voie de la perversion, une révolte consciente contre le pacte social.
Ainsi, que l'on parte d'une tribu de Papouasie ou des tourments d'un bourgeois viennois, l'analyse nous ramène à ce carrefour fondamental. L'anthropologie et la psychanalyse, par leurs chemins opposés, ne font que valider mutuellement leur découverte. Elles nous montrent que pour comprendre la folie d'un homme ou la logique d'une culture, il faut toujours revenir à cette question essentielle: comment les individus et les groupes négocient la part de bête et la part de l'épée de l'ange qui les constituent?